Le transfert culturel du roman-feuilleton français dans le réseau de la presse québécoise du XIXe siècle : contre-légitimation de la déviance et de l'excès dans l'imaginaire littéraire
Frédérick Durand
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RÉSUMÉ

Genre littéraire déviant dans la société québécoise du XIX' siècle, le roman-feuilleton français est aussi diffusé que critiqué dans la presse de 1875-1900. L'institution littéraire québécoise encore en formation ne permettant pas l'existence d'un discours littéraire autonome sur le genre, la critique du roman-feuilleton s'appuie sur les valeurs définies par d'autres institutions (sphères religieuse, politique, économique) : moralité, religion, aspect national du texte. Le roman-feuilleton y est dénoncé comme propagateur du vice, de la perte de la foi, du trouble de l'ordre établi, du refus du type de gouvernement en place, de la justification du suicide, de l'adultère, de la description de la criminalité ou de la recherche des plaisirs.

Les condamnations du genre ne convainquent cependant pas le lectorat, qui prouve sa fidélité à la littérature populaire en réclamant sa dose quotidienne de feuilletons, conformes aux règles du genre et à ses représentations. Par la contre-légitimation, les lecteurs manifestent leur intérêt envers ces textes, notamment en écrivant des lettres et en participant à des concours.

Il existe une différence notable entre les représentations sociales légitimées en France et au Québec à la même période : concubinage, divorce, attaques contre l'Église, communisme et socialisme sont autant d'éléments mieux acceptés en France qu'au Québec au XIXe siècle, de même que la critique des grandes institutions. Conscients de l'engouement du lectorat pour le genre et de l'influence que ce dernier peut exercer, les institutions dominantes de l'époque accordent beaucoup d'attention aux feuilletons et se chargent de leur réception critique de différentes manières : articles, lettres officielles, censure. Au Québec, la littérature nationale veut stimuler la foi, l'amour de la patrie, la vertu, le respect des lois, la transmission de la tradition et de la langue. La littérature est perçue au Québec comme l'outil d'élaboration d'une conscience historique québécoise, d'une référence identitaire collective. Ce projet social a donc peu à voir avec les enjeux des romans-feuilletons, jugés légers, amoraux ou immoraux et ancrés dans la réalité sociale présente où l'individu prend plus de libertés par rapport aux institutions et traditions. Il faudra donc, pour les diffuseurs québécois de feuilletons français, chercher à rapprocher les feuilletons de la littérature nationale pour rendre les textes importés plus acceptables. Le transfert culturel permettra de faire accepter ces romans dans la société et dans les journaux québécois, afin de satisfaire à la fois les critiques et le lectorat de masse.

La déviance (individualisme, marginalité, contre-modèles sociaux) et l'excès (domination des pulsions et des désirs sur la raison) sont deux constantes des romans-feuilletons. Les représentations sociales des sphères privée et publique véhiculées par les feuilletonistes constituent l'aspect problématique majeur du genre et expliquent toutes les autres pratiques (transfert culturel, modifications éditoriales, critique, diffusion, contre-légitimation ... ). Les romans français sont donc modifiés et censurés avant d'être publiés au Québec. Coupes, ajouts et modifications constituent autant de manières pour les journaux québécois de conformer le plus possible leurs feuilletons français aux visées de la littérature
nationale.

Le réseau de transfert culturel mis en place s'assure de la production et de la diffusion de ces textes censurés. La déviance et l'excès seront examinés, dosés et modifiés attentivement, afin de satisfaire le lectorat tout en se conformant aux idéologies jugées acceptables. Les textes seront choisis, retitrés, corrigés, en tenant compte de l'état actuel de la censure, des idées, des autres romans publiés par les différents agents du réseau. Cependant, malgré ce travail éditorial, nombre de représentations non légitimées de la déviance et de I'excès subsistent dans les textes français publiés au Québec : amours coupables, suicides, enlèvements, duels, tentatives de viol, descriptions d'anatomies féminines...

Cette thèse étudie l'inscription sociale du feuilleton dans la société québécoise et les différentes étapes du transfert culturel à l'aide de trois romans-feuilletons français diffusés et censurés au Québec : Les Trois Mousquetaires (1844), d'Alexandre Dumas ; Le Maître de forges (1882), de Georges Ohnet , et L'Enfant du faubourg (1875), d'Émile Richebourg. Cette thèse désire contribuer à la recherche sur le privé et sur les littératures marginales et populaires ou paralittéraires en dévoilant un pan encore peu connu de l'histoire littéraire québécoise. En effet, ce genre littéraire assez ignoré jusqu'à maintenant n'en rejoignait pas moins un lectorat nombreux, beaucoup plus considérable que celui de la littérature nationale institutionnalisée. La diffusion massive des journaux diffuseurs de romans-feuilletons nous le signale clairement, si l'on songe à des périodiques comme La Presse, qui atteignait à Montréal un tirage de 67 822 exemplaires en 1900.

16 juin 2003